Dans les Manuels du Conseil d’État, où le Gouvernement consigne ses décisions, toutes les décisions sont inscrites en continu, afin que nul ne puisse, après-coup, y insérer de faux arrêts. Mais alors pourquoi, à la date du 21 juin 1740, plusieurs pages sont-elles restées blanches, les seules en un demi-millénaire ?
Un procès-verbal conservé à Berlin montre que la séance du Conseil de ce jour-là donne lieu à un sérieux clash entre le procureur général de la Principauté, Jean-Frédéric Brun, et le gouverneur, Philippe de Bruëys de Bézuc. Chacun d’eux représente, au milieu du 18e siècle, les intérêts du roi à Neuchâtel ; la quasi-superposition de leurs prérogatives mène alors inévitablement à une profonde mésentente entre eux.
Tout éclate lorsque Brun se plaint en Conseil que certains frais ne lui ont pas été payés, ce qui constitue à ses yeux une injustice que le gouverneur aurait sciemment laissé passer. Choqué qu’on puisse remettre son intégrité en cause, Bézuc finit par accuser Brun de mensonge – chose inimaginable pour l’époque !
Les procès-verbaux du Conseil d’Etat sont rédigés à la main dans de gros volumes reliés comptant souvent plus de 500 pages. Au 21 juin 1740, après le folio 244, des pages vierges trahissent l’embarras du chancelier qui aurait dû y relater la crise survenue ce jour-là dont on ne voulait peut-être pas se souvenir…
Le procès-verbal conservé à Berlin relate :
« Souffrir des injustices !, s’exclame Bézuc. L’on ne saurait se plaindre de moi ; assurément, je suis incapable d’en commettre !
– [Si, par le] refus qui m’a été fait du paiement de mes journées et vacations, comme je viens de le dire, lui répond Brun.
– Monsieur, Monsieur, est-il possible que vous m’accusiez d’avoir souffert des injustices sous mes yeux ?
– Oui Monsieur, c’est la pure vérité, cela s’est passé sous vos yeux.
– Cela n’est pas vrai, vous en avez menti ! »
Humilié par cette accusation de mensonge, Brun quitte le Conseil, en pleine ébullition.
Les autres conseillers d’État, frappés par la gravité de ce à quoi ils viennent d’assister, rédigent alors pour le roi un procès-verbal détaillé des événements. Conservé aujourd’hui uniquement à Berlin, celui-ci devait être transcrit dans le Manuel du Conseil d’État, à la suite des décisions du jour… mais les pages prévues à cet effet sont très diplomatiquement restées vierges !
Dafflon, Alexandre, « Neuchâtel, ses gouverneurs et le refuge huguenot dans la première moitié du XVIIIe siècle », Bulletin de l’Association suisse pour l’histoire du Refuge huguenot, no 28 (2007-2008), pp. 6-22.
Oguey, Grégoire, « Un éclat désagréable et scandaleux. Quand les archives neuchâteloises de Berlin font réapparaître des déchirements au sommet de l’État en 1740 », xviii.ch, Bâle, 2012, pp. 39-54.
Oguey, Grégoire, Rodeschini, Christine (dir.), Gouverner à distance : Berlin-Neuchâtel, plaquette de l’exposition homonyme présentée aux Archives de l’État de Neuchâtel du 30 avril au 3 octobre 2013 (Inventaires et documents publiés par les Archives de l’État de Neuchâtel), Neuchâtel, 2013.