Les Loges maçonniques sont des sociétés secrètes à but spirituel, qui s’implantent en Suisse au cours du 18e siècle. Neuchâtel connaît une loge des Trois Etoiles Flamboyantes dès 1743. Réalisés vers 1820 par le même auteur anonyme, cette série de trois tableaux sont conservés à la Loge maçonnique La Bonne Harmonie à Neuchâtel et encore utilisés lors des rites de passage. Tandis qu’un vaisseau démâté, dépourvu de voiles et de rames, sur une mer étale, symbolise le troisième et suprême degré d’initiation (celui de Maître), les deux premiers tableaux représentent respectivement le premier grade (celui d’Apprenti) et le deuxième (celui de Compagnon). Ces trois œuvres, dont la genèse résiderait dans l’affiliation de la Loge de Neuchâtel au Rite Écossais Rectifié en 1816, comptent parmi les rares tableaux de Loge tout à la fois anciens et représentant les trois grades.
Surmontée par la devise latine Adhuc Stat (« elle est rompue, mais tient encore ferme sur sa base »), la première toile met en relief, au premier plan, une colonne de style corinthien, rompue par en haut et fissurée, mais dont le piédestal de forme rectangulaire, flanqué de deux fragments brisés, tient ferme, solidement ancré au sol. La présence de cette colonne brisée n’a rien d’arbitraire ; en ce sens elle possède une signification clairement symbolique car elle évoque le temple de Salomon détruit que le Maçon, fidèle au mythe fondateur du légendaire architecte Hiram, sera chargé de reconstruire, chaque jour, au gré de son évolution spirituelle et morale.
Le deuxième tableau, avec sa devise Dirigit Obliqua, représente un cube sur lequel repose une équerre. De par sa position centrale, son volume imposant, sa texture et sa rigueur géométrique, ce cube présente un contraste saisissant avec le décor, un paysage de monts et de collines aux formes douces et arrondies. Le monolithe ainsi mis en exergue par le peintre symbolise le deuxième degré initiatique. Il incombe en effet aux Compagnons, en guise de premier travail, de façonner une pierre brute et irrégulière. D’abord dégrossie, puis taillée à angle droit et polie, elle va devenir un cube aussi parfait que possible, dont la rectitude est constamment vérifiée par l’équerre, objet emblématique des anciens bâtisseurs et symbole majeur de la Franc-maçonnerie.
Indissociable de la philosophie maçonnique, un autre aspect, à haute valeur symbolique, est fortement souligné ici : il s’agit de la distribution contrastée de l’ombre et de la lumière ambiante. Nous est ainsi indiquée tout d’abord la direction de l’Orient. L’évocation de la dualité ombre/lumière, notions opposées mais aussi complémentaires, rappelle encore que, tout en gardant la même humeur, nous devons « être capables de passer de l’ombre à la lumière, de la lumière à l’ombre, du haut vers le bas et du bas vers le haut […] ».
Outre l’ombre et la lumière, d’autres symboles forts sont encore à observer dans le deuxième tableau. Ainsi, les acacias du second plan, dont le bois robuste est quasi imputrescible, renvoient, dès la plus haute Antiquité, à une figure solaire, et se proposent donc comme emblèmes de la résurrection et de l’immortalité. Les monts et les collines à l’arrière-plan, par ailleurs, loin de se réduire à une visée ornementale, ont également une valeur symbolique : ils font référence aux montagnes bibliques telles que le Sinaï, le Nébo ou le Mont de Sion. Quant au cours d’eau dont les sinuosités bleues découpent, à la gauche du tableau, le paysage arboré, avant de se jeter dans une vaste étendue marine s’étirant à l’horizon embrumé, il exprime le chemin que le Maçon est tenu de parcourir dans la vie.
Ces œuvres sont intéressantes surtout par leur place dans le rituel maçonnique ; elles n’en retiennent pas moins l’attention par un charme énigmatique. Le cube et la colonne, avec leur esthétique pure et simple, évoquent les fondements de l’architecture néoclassique : la géométrie et le rationalisme.
Dachez, Roger, Les Francs-maçons, de la légende à l’histoire, Paris : Tallandier, 2003.
Künzi, Frédéric, L’art dans la Franc-maçonnerie, Lausanne : Éditions Favre, 2011.
Vivenza, Jean-Marc, Les élus coëns et le Régime Écossais Rectifié : de l’influence de la doctrine de Martinès de Pasqually sur Jean-Baptiste Willermoz, Grenoble : Le Mercure dauphinois, 2010.