Due à un pinceau anonyme, cette marine, se caractérise par une certaine naïveté dans la représentation de la réalité. Il s’agit toutefois d’un document exceptionnel et extrêmement rare pour la période considérée.
Le tableau a appartenu à Charles-Daniel de Meuron (1738-1806), un commerçant neuchâtelois qui se lance dans la carrière militaire à titre de mercenaire, tout en maintenant des activités commerciales. Il entre tout d’abord au service de France. Il débute aux Gardes Suisses, puis participe à la guerre de Sept Ans. Après 1781, il assure la protection militaire de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales dans sa colonie du Cap. Durant la Révolution française, il prend acte de la chute de la Compagnie, que la politique agressive du Royaume-Uni supplante pour étendre son empire colonial. Il passe alors au service de l’Angleterre, et contribue à la pacification de Ceylan au profit de ses nouveaux maîtres. Il reçoit le titre de lieutenant général, vit quelques années à Londres avant de mourir à Neuchâtel, dans sa demeure de la Grande Rochette.
Le tableau illustre une période précise de l’existence de cet officier, qu’elle résume sous la forme d’un « souvenir ». De 1781 à 1783, le bailli de Suffren a reçu du roi de France la mission de menacer la suprématie anglaise sur la route des Indes ; or le Cap de Bonne-Espérance demeure le passage obligé des navires militaires sur la route des Indes ; ce point stratégique doit échapper au contrôle du Royaume-Uni. Suffren attaque la flotte anglaise le 16 avril 1781, et défait le commodore George Johnstone, qui tente de s’emparer du Cap. Il reste deux mois dans la colonie pour consolider les positions acquises, puis poursuit les forces anglaises commandées par l’amiral Sir Edward Hughes ; il parviendra à leur soustraire la maîtrise de la route des Indes pendant de nombreuses années. Le Royaume-Uni devra attendre 1795 pour s’emparer définitivement de la colonie du Cap. C’est dans le contexte de ce conflit que dès 1781 le gouvernement français désire appuyer les efforts de Suffren et de la Compagnie hollandaise des Indes orientales contre la menace anglaise. Le ministère de la Marine demande à Charles-Daniel de Meuron de lever un régiment mercenaire, avec pour mission de renforcer les troupes hollandaises et françaises au cap de Bonne-Espérance ; il parvient au Cap avec ses renforts le 7 février 1783, avant de poursuivre jusqu’à Ceylan sur les traces de Suffren.
Le tableau représente le Cap de Bonne-Espérance, tant convoité par les princes européens. À l’arrière-plan, la montagne de la Table ferme l’horizon. De nombreuses maisons blanches se massent devant la baie appelée « False Bay », fréquentée par tous les bateaux commerciaux des puissances coloniales alors aux prises. Au premier plan, trois navires mouillent au port. Celui de droite arbore le pavillon des Provinces Unies Hollandaises. Au centre, un deuxième vaisseau bat pavillon français – un carré et une flamme blancs, sans aucun ornement, désignent la marine royale. À gauche, le drapeau rouge, avec, à l’angle, l’étendard de St-George, signale un appareil de la marine britannique (de fait l’artiste a maladroitement représenté la croix rouge, non en position verticale, mais en croix de St Patrick – un pavillon qui n’existe nulle part dans la marine à cette époque ). La flamme rouge qui somme le mât évoque même une frégate placée sous le commandement du « Vice Admiral of the Red », une dignité très élevée au sein des troupes britanniques engagées en mer. Il s’agit sans doute d’une erreur, occasionnée par l’idée de coordonner la couleur de chaque pays : en effet, la flotte britannique aux Indes répondait aux ordres de Sir Edward Hughes, vice-amiral des « Blues ».
Curieusement, cette peinture ne dépeint nullement une bataille navale, ni même une scène réelle. Souvenir des années 1781-1783, c’est-à-dire d’une période marquée par un conflit majeur, elle en conserve paradoxalement la mémoire, non dans un narratif, mais sous forme d’emblème : les trois navires militaires mouillant au port figurent trois pays aux prises dans leurs aspirations coloniales. Or ces puissances navales ont empêché la coexistence pacifique qui aurait permis la contemplation tranquille d’une telle scène. La peinture est donc le fruit d’un « panachage » entre une peinture de marines chère aux peintres européens, et un système de représentation distinct, privilégiant le symbole sur l’imitation – le mode emblématique a sans doute été plus familier à un peintre actif en Afrique du Sud.
Bowles Carington, Bowles’s Universal Display of the Naval Flags of all Nations in the World, Londres : Carington Bowles, 1783.
Kaehr, Roland, Le mûrier et l’épée : le Cabinet de Charles Daniel de Meuron et l’origine du Musée d’ethnographie à Neuchâtel, Neuchâtel : Musée d’Ethnographie de Neuchâtel, 2000.
Meuron, Guy de, Le régiment de Meuron, Neuchâtel : Les Éditions d’En-Bas, 1982.
Tucker, Spencer C., A Global Chronology of Conflict : From the Ancient World to the Modern Middle East, Santa Barbara, CA : ABC-Clio, 2010.