Antoine Houdon est connu pour ses bustes réalistes, qui tentent de capter l’âme du modèle, et qui demeurent fidèles au naturel comme à la plus grande simplicité. Le sculpteur a su démarquer ses œuvres en les imposant « au moment où existait une lassitude des critiques devant la multiplication des portraits au salon » (Poulet, 2004, p. 18). Ses modèles sont principalement des enfants, des personnages mythologiques, mais avant tout des nobles et des personnalités de son époque telles que Voltaire, Rousseau ou même George Washington. Le Buste d’Isabelle de Charrière fait partie de cette dernière catégorie.
Isabelle de Charrière, née van Zuylen, est un écrivain hollandais de « pensée libre » (Dubois, 1980, p. 24). Issue d’une famille aristocratique, elle s’installe à Colombier lors de son mariage en 1771 avec l’ancien précepteur de ses frères. À cette même date, le couple se rend à Paris pour son voyage de noces durant lequel Isabelle pose dans l’atelier d’Antoine Houdon afin de se faire portraiturer. L’artiste conçoit son buste en plâtre, matériau peu coûteux et qui, comme la terre cuite, sert de modèle à une fonte possible. De ce fait, ce buste sera reproduit pour la cousine et pour l’amant d’Isabelle de Charrière. Antoine Houdon est déjà reconnu internationalement pour ses talents de portraitiste, bien qu’il soit au début de sa carrière. Le Buste d’Isabelle de Charrière n’a pas l’honneur d’être exposé au Salon du Louvre de 1771, contrairement au buste de Diderot, créé la même année.
Le buste, teinté d’une couleur à l’imitation de celle de la terre, reste dépourvu de vêtements et d’artifices ; Isabelle de Charrière a le cou et la poitrine nus. L’expression de son visage trahit sa personnalité éprise de liberté : ses traits sont sérieux et témoignent d’une grande force d’esprit. Toutefois, Houdon a cherché à rendre le visage d’Isabelle de Charrière avec finesse, en suggérant seulement quelques traits. En effet, les yeux de son modèle restent démunis de pupilles. Cette caractéristique, qui témoigne de sa révérence pour l’antique, est rare dans son travail car l’artiste évide habituellement l’iris afin de faire paraître sa sculpture plus vivante.
La simplicité du buste traduit un goût pour l’esthétique naturaliste, que Houdon partage avec Rousseau. Le sculpteur ne se contente toutefois pas de reproduire ce qu’il voit : il idéalise son modèle pour atteindre non seulement l’excellence mais aussi la beauté dans son état le plus noble.
Le Buste d’Isabelle de Charrière reflète à la fois la personnalité de l’écrivain et celle du sculpteur. Tous deux ont su s’imposer dans la pensée de leur siècle : Madame de Charrière a prouvé l’habilité de sa plume et Antoine Houdon a excellé par son innovation artistique.
Arnason, Hjörvardur Harvard, Jean-Antoine Houdon, le plus grand sculpteur français du XVIIIe siècle, Lausanne & Paris : Edita & Denoël, 1976.
Dubois, Simone, « Redécouverte de Belle de Zuylen femme d’aujourd’hui », in Maison d’aujourd’hui / De Woonstede door de eeuwen heen, n°47, 1980, pp. 21-29.
Fredericq-Lilar, Marie, « Belle de Zuylen par la Tour (1766) et Belle de Charrière par Houdon (1771) : à propos de deux portraits de Belle / Belle van Zuylen door La Tour (1766) en Belle de Charrière door Houdon (1771) : twee portretten van Belle », in Maison d’aujourd’hui / De Woonstede door de eeuwen heen, n°47, 1980, pp. 56-59.
Poulet, Anne L., Houdon, 1741-1828 : sculpteur des Lumières, Catalogue d’exposition, Château de Versailles, Paris : Édition de la Réunion des Musées nationaux, 2004.
Réau, Louis, Houdon : sa vie et son œuvre, ouvrage posthume suivi d’un catalogue systématique, Paris : F. de Nobele, 1964.
Rousseau, Jean-Jacques, Discours sur les sciences et les arts, Paris : Flammarion, 1988 [1750].
Scherf, Guilhem, Houdon, 1741-1828, statues, portraits sculptés…, Paris : Somogy, 2006.
Vercruysse, Jeroom, « Enfin les œuvres complètes d’Isabelle de Charrière », in Maison d’aujourd’hui / De Woonstede door de eeuwen heen, n°47, 1980, pp. 30-37.