Après l’interdiction de l’absinthe votée en 1908 par le peuple suisse et entrée en vigueur en 1910, la fée verte aurait dû disparaître. Il n’en fut rien et peu à peu des distillateurs se mirent à en produire de manière clandestine dans le secret de leur cave, leur grange, leur cuisine ou leur salle de bains.
Marcel Lebet, de Fleurier, dit Le Teub (prononcer tœub, comme œuf) a été l’un d’eux. Il est mort en 2005 à l’âge de 84 ans. était connu loin à la ronde pour son trafic d’absinthe. Il employait plusieurs distillateurs qui fabriquaient la boisson et qui la lui remettaient. Lui-même leur fournissait l’alcool qu’il allait acheter en Italie et qu’il ramenait dans un second réservoir à essence ou dans le double toit de sa voiture – ici les témoignages ne sont pas concordants…
Les distillateurs de cette entreprise clandestine ne connaissaient pas le nombre ni le nom des autres « employés » et ce n’est qu’au procès qu’ils ont compris comment fonctionnait l’affaire. Car procès il y a eu, pour trafic d’alcool étranger et non-paiement des taxes sur l’alcool. Et l’instruction a duré longtemps, pour aboutir à 40 classeurs fédéraux de documents divers, une redevance douanière de plus d’un million huit cent mille francs, que M. Lebet, au vu de son état de santé, paiera par tranches de cent francs par mois jusqu’à l’extinction de la dette vers l’an 3500 !
Cette simple boîte de conserve d’ananas contient tout un pan de l’histoire du Val-de-Travers: un litre d’absinthe clandestine vendue par Le Teub mais fabriquée par un des distillateurs qu’il employait.
On voit nettement que le bord supérieur de l’étiquette a été abîmé lorsque la boîte a été ouverte pour en déverser les fruits, puis scellée à nouveau avec son nouveau contenu.
Nous ne savons comment Le Teub utilisait par la suite les ananas, mais aussi les haricots, les poires, les petits pois que la maison Del Monte produisait. En revanche, il faut croire que les amateurs lui faisaient une totale confiance quant à la qualité de l’absinthe qu’elle contenait.
Chaque distillateur clandestin était confronté à un dilemme : comment se démarquer de ses concurrents tout en restant assez discret pour ne pas se faire dénoncer. On pouvait apposer sur les bouteilles sa propre étiquette, avec une dénomination fantaisiste. Lait du Jura, Cachez le flacon, Lait de chèvre à Jules, ça c’en est, Véritable Bourgknechtine, L’herbe sainte, Thé de Boveresse faisaient office tout à la fois d’indication de marque et de carte de visite. La bouteille, elle, était de format standard, à savoir le litre dans lequel se trouvait l’alcool qu’on avait acheté discrètement à la pharmacie ou la droguerie.
Mais il s’agissait parfois d’envoyer la fée par la poste ; dans ces cas, on utilisait un bidon, une petite dame-jeanne ou quelque autre récipient sur lequel on apposait soigneusement la mention peinture, ou solvant, ou eau distillée ou encore poison… Mais la boîte de conserve du Teub pose un autre problème à l’historien : si on sait qui produisait la Bleue qu’elle contenait, on ne saura jamais qui l’avait distillée !
Qui paiera la facture du Teub?