L’aune sert à mesurer les tissus. Originellement, le terme désignait l’avant-bras. Par métonymie, il qualifia un instrument de mesure plus précis, en matière inerte – le plus souvent, en bois ou en métal. L’aune représentée ici date de la fin du 18e siècle. Les inscriptions exécutées à la plume, encre de Chine et encre rouge, attestent qu’il s’agit d’un instrument fabriqué par un marchand pour son propre usage.
Jusqu’au 19e siècle, les pays du monde, mais surtout de l’Europe, connaissent une diversité effrayante de systèmes de mesure. Monnaies, mesures de longueurs, poids, tout variait d’une région à l’autre. Ce chaos rendait le commerce fort difficile, et imposait une maîtrise parfaite des conversions.
Durant la Révolution française, les savants de la nouvelle République entreprennent de définir des unités de mesure décimales et simples, basées sur la raison, et non plus sur la coutume. Une unité de mesure unique est imposée, le mètre étalon. Ce mètre équivaut au dix-millionième de la distance séparant le Pôle nord de l’équateur, distance calculée sur le méridien allant de Dunkerque à Barcelone en passant par Paris. La Convention, le premier août 1793, définit la longueur standard du « mètre », érigé en nouvelle unité de base. Le 7 avril 1795, une loi complète l’ensemble du nouveau système métrique applicable sur tout le territoire de la République ; dès le 23 septembre 1795, le gouvernement réclame l’échange des anciennes aunes contre les nouveaux mètres. Un étalon en laiton est déposé, qui conserve la longueur du mètre dans sa plus grande précision.
En pratique, le nouveau système s’imposera lentement – d’autant plus qu’en France, dès 1801, puis en 1812, le gouvernement de Napoléon tentera de faire marche arrière, en autorisant la désignation des nouvelles mesures à l’aide des anciennes dénominations de mesures, plus connues que les nouvelles. La population ne peut comprendre que les anciens termes désignent à présent les nouvelles mesures. La confusion sera totale. Les pays limitrophes, comme Neuchâtel, ne peuvent alors que ménager des instruments gradués comparatifs propres à traduire rapidement une mesure d’un système à l’autre, étant donné que les commerçants de Neuchâtel entretiennent de nombreux rapports avec l’étranger. La production des indiennes s’effectue ainsi au profit d’un commerce mondial, qui impose un solide réseau international.
La baguette graduée comporte les inscriptions suivantes :
Côté 1 : [Représentation comparée du mètre français et du pied du canton de Vaud :]
« Le Mêtre français » ; « Le Pied de Vaud / 4 Pieds ou aune de Vaud [sic] & l’aune nouvelle de France »
Côté 2 : « 2 Pieds fédéraux »
Côté 3 : [Représentation comparée du pied de France – 5 pieds marqués sur toute la longueur et des mesures principales du monde :]
« France… Pied de France » ; [inscriptions sur des marques en forme de droite perpendiculaire à la longueur de la règle, et marquant, à la suite l’une de l’autre, les diverses mesures comparées :] « Portugal » ; « Naples » ; « Savoye » ; « Dresde Lipsig » [sic, pour Leipzig] ; « Amsterdam » ; « Francfort » [écrit en rouge] ; « Hambourg » ; « Nurremberg » [sic, pour Nuremberg] ; « [illisible, en rouge] » ; « Neuchâtel » ; « Rome » [en rouge] ; « Suède » ; « Vaud, hesse » [sic, pour Hesse] ; « Anglais, Russe » ; « Berlin Rhin Copenhague » ; « Vienne » ; « Chine » ; « [illisible, en rouge] » ; [sur une ligne parallèle à la longueur de la règle :] « Brache de Berne » ; [parallèle à longueur l’aune, en rouge :] « Aune de Berlin » ; [parallèle à longueur l’aune, en noir :] « Aune de Brabant » ; [parallèle à longueur l’aune, en rouge :] « Verge anglaise » ; [parallèle à longueur l’aune, en noir :] « mètre » ; [parallèle à longueur l’aune, en rouge :] « Aune de Paris » ; « Nouvelle Aune de France et de Vaud » ; [parallèle à longueur l’aune, en rouge :] « Côté de Comparaison de diverses mesures »
Côté 4 : « Aune de Neuchâtel »
Cette aune documente donc une pratique commerciale étendue avec de nombreux pays étrangers. Elle signale le caractère cosmopolite des élites commerçantes neuchâteloises, pour lesquelles le monde forme un vaste village où s’établit l’échange lucratif de biens. Elle tente également d’établir une correspondance facile entre les mesures de l’Ancien Régime et celles, nouvelles, imposées par la Révolution française sur tous les territoires qu’elle conquiert – en 1802, même le canton de Vaud devra se soumettre aux nouvelles normes. Mais surtout, cette aune rappelle qu’en général les lois prescrivant de nouvelles pratiques ne sont pas suivies d’effet avant longtemps. Dans l’intervalle, l’ancien et le nouveau, la tradition ancestrale et la raison coexistent plus ou moins harmonieusement.
L’aventure du mètre, Catalogue d’exposition, Paris : Musée national des techniques-CNAM, 1989.
Marquet, Louis, « La mise en application en France du Système métrique décimal (1790-1840) », in Bulletin du bureau national de métrologie, n°5, 1982.