Dès la fin du 19e siècle, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent contre la consommation d’alcool et plus spécialement contre l’absinthe. La Fée verte devient la Sorcière verte. Publications , caricatures, affiches, campagnes de presse s’évertuent à démontrer les ravages qu’elle fait dans la population la plus vulnérable de la société, pauvres, enfants, femmes abandonnées ou vieillards. Décrétée responsable de tous les maux de la terre, elle sera bientôt interdite.
Un petit diable, debout sur le col d’une bouteille aussi grande que lui, s’évertue à en extraire le bouchon qui semble lui résister. Cornes sur le front, oreilles en pointe, queue à l’arrière qui prolonge une colonne vertébrale en forme de fermeture-éclair, il possède tous les attributs d’un Lucifer de poche, y compris un air … satanique. L’artiste qui l’a créé lui a attribué des jambes très longues et des pieds presque démesurés. Le contraste est grand entre l’homoncule, tout en angles et en force, et la bouteille aux lignes douces et arrondies.
Cet objet de bronze fait office de clochette de table et figurait probablement sur les tables des salles à manger bourgeoises ou des grands restaurants. On l’imagine mal utilisé dans les simples cafés, bistrots, troquets où la Bleue coulait à flots…
On a souvent considéré cet accessoire comme un élément utilisé dans la lutte contre l’absinthisme: le petit diable va ouvrir une bouteille empoisonnée d’où surgira sa grande alliée, l’absinthe aux dards mortels.
Le message anti-absinthique est-il si limpide ? La bouteille d’absinthe, aux formes généreuses et sensuelles, ne résiste-t-elle pas aux fureurs du diablotin qui s’échine à tirer un bouchon récalcitrant ? L’inscription absinthe, mise en valeur par un encadrement qui s’enroule vers le haut, ne joue-t-elle pas avec la verticalité hargneuse du petit personnage filiforme ?
Osons notre propre interprétation : le diable ne parvient pas à ouvrir cette bouteille d’absinthe. C’est parce que l’absinthe ne se rend pas au diable sans combat, elle peut lui résister avec vigueur.
Delachaux, Pierre-André, Les années vertes ou la fée au fond du verre, Neuchâtel : Nouvelle revue neuchâteloise, 1997.