Le 5 juillet 1908, le peuple suisse acceptait une initiative visant à interdire l’absinthe et le 7 octobre 1910 la loi qui en découlait entrait en vigueur. L’article 32 ter de la Constitution fédérale précise : « La fabrication, l’importation, le transport, la vente, la détention pour la vente de la liqueur dite absinthe sont interdits dans toute l’étendue de la Confédération (…) ».
Le Guguss, un hebdomadaire satirique genevois dirigé par Louis Bron et illustré par Albert Gantner, avait pris fait et cause pour la fée verte, dès les premières campagnes dirigées contre cette boisson et n’avait cessé de vitupérer contre la momifarderie, les mômiers, les bondieusards et les Confédérés schnocks…
Le numéro du 15 octobre 1910 du Guguss publiait – outre un article au vitriol contre ceux qui s’étaient prononcés pour l’interdiction de l’absinthe (autrement dit les deux-tiers des votants) – un dessin de Gantner en noir-blanc de 15 sur 25 cm, intitulé La fin de la fée verte.
La semaine suivante, en réponse à la forte demande des lecteurs (« de tous côtés il nous a été demandé si nous ne mettrions pas en vente, agrandi et en couleurs, le dessin ci-contre… »), la fameuse affiche était mise en souscription au prix de fr. 1,90.
Le personnage principal est à la fois un abstinent – il porte un plastron à croix bleue – et un mômier, Bible sous le bras, comme si pour l’auteur du dessin abstinence et religion allaient de pair. D’un doigt vengeur, l’homme en noir désigne la date de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. Il foule aux pieds une plantureuse fée verte qu’il a poignardée d’un couteau à manche en forme de croix bleue.
Les deux couronnes funéraires portent des bandeaux frappés des armoiries de Genève et Neuchâtel, les deux seuls cantons qui aient voté contre l’interdiction.
En arrière-plan, deux scènes s’opposent. En 1291, les Suisses juraient d’être libres ; en 1910, dame Helvetia se désole de devoir se soumettre au vote de ceux qui ont obtenu la condamnation de la fée : ligues abstinentes, églises, Suisses-allemands, partis de gauche.
Le propos est limpide : le Guguss regrette le résultat du vote du 5 juillet 1908 et ne se prive pas de le démontrer. L’éditeur du Guguss Louis Bron et son complice, le dessinateur Gantner, n’ont pourtant pas toujours défendu l’absinthe. Dans le numéro du 18 août 1906, on peut lire : « (…) nous autres, devenus gagas et atrophiés à force de nous être couestiférés (…) continuerons à enrichir messieurs les empoisonneurs. (…) On devrait supprimer la coueste ».
Mais Bron modifiera son point de vue après les réactions parfois extrêmes qui suivent le fameux crime de Commugny (où un ouvrier sous l’emprise de l’absinthe assassine sa femme et ses enfants). Désormais, il se montrera un féroce défenseur de la fée verte au nom des libertés individuelles.
Bron, Louis, Gantner, Albert, Guide humoristique de Genève, Slatkine : Genève, 1995.
Blondel, Catherine, « Guguss et la lente agonie de la fée verte », Revue du Vieux Genève, 1988.
Delachaux, Pierre-André, « Les années vertes ou la fée au fond du verre », Nouvelle revue neuchâteloise, no 54, 1997.
Fahrenkrug, Hermann, «La fin merveilleuse de la « fée verte »», Traverse, 1994, no 1, pp. 40-51.